Un adulte peut bénéficier du regroupement familial
Le 10 décembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a dit à l’unanimité que les Pays-Bas avaient violé l’article 8 de la Convention qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale pour avoir refusé une demande de permis de séjour à un ressortissant péruvien souffrant d’une grave déficience intellectuelle, dont les sœurs vivaient aux Pays-Bas1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 10 décembre 2024 dans la cause Wilder Liborio Martinez Alvarado c. Pays-Bas (3ème section)..
Le requérant, né en 1978, est issu d’une famille de six enfants; ses quatre sœurs vivent aux Pays-Bas et son frère au Pérou. Il est né avec des déficiences intellectuelles et fonctionne au niveau cognitif d’un enfant de 8 ans. En raison de cette vulnérabilité, il n’a jamais vécu de manière indépendante. Il a été pris en charge par ses parents au Pérou jusqu’à leur décès. Sa mère est décédée en 2010 et son père le 29 décembre 2014. Immédiatement après le décès de son père, sa sœur aînée se rendit au Pérou pour organiser les funérailles et s’occuper du requérant. Le 30 janvier 2015, ce dernier est entré avec elle aux Pays-Bas, muni d’un visa touristique. Depuis lors, il vit avec sa sœur et la famille de cette dernière, les autres sœurs s’occupant également de lui.
Le 17 mars 2017, le requérant a demandé un permis de séjour au titre du regroupement familial. Dans sa demande, il a fait valoir que, compte tenu de ses capacités intellectuelles limitées, il était entièrement dépendant de sa famille proche pour ses soins quotidiens. Il avait des difficultés de communication car son vocabulaire était extrêmement limité, de sorte que les personnes qui ne le connaissaient pas le trouvaient souvent incompréhensible. Il a également fait valoir qu’il n’avait aucun lien avec un pays en particulier, mais seulement avec sa famille, qui était la seule «maison» qu’il connaissait.
Par décision du 27 juillet 2017, le vice-ministre de la Sécurité et de la Justice des Pays-Bas a rejeté la demande du requérant, estimant qu’il n’avait pas été démontré qu’il existait une vie familiale entre le requérant et ses sœurs, car ces dernières n’avaient pas été impliquées dans la vie quotidienne du requérant avant le décès de leurs parents. Après de nombreuses péripéties procédurales, cette décision a été en définitive confirmée par la plus haute juridiction néerlandaise en date du 9 septembre 2020.
La CrEDH rappelle que la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention est normalement limitée au noyau familial et qu’il n’y a en principe pas de vie familiale entre les parents et les enfants adultes ou les frères et sœurs adultes, à moins que ne soient présents des éléments supplémentaires de dépendance, impliquant plus que les liens affectifs normaux. La cour en a ainsi jugé, dans le contexte de l’expulsion de migrants installés, de jeunes adultes vivant avec leurs parents et n’ayant pas encore fondé leur propre famille. Il en a été de même dans les cas où des adultes souffraient d’un handicap physique ou mental ou d’une maladie suffisamment grave et avaient besoin de soins et d’un soutien constants de la part d’autres membres de leur famille2> Cf. notamment les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 avril 2019 dans la cause I.M. c. Suisse, du 11 décembre 2018 dans la cause Annick Marcelle Belli et Christiane Arquiez-Martinez c. Suisse ou du 13 décembre 2007 dans la cause Isabelle Chantal Emonet c. Suisse..
Dans le cas particulier, la Cour note que le requérant, bien qu’adulte, fonctionne au niveau d’un enfant de 8 ans et dépend entièrement, dans sa vie quotidienne, des soins d’autrui. Avant leur décès, la vie du requérant tournait autour de ses parents; après leur décès, cette place a été prise par sa sœur pendant plus de cinq ans, jusqu’au moment de la décision définitive des autorités néerlandaises. Il reste certes un frère au Pérou, mais celui-ci, arbitre professionnel et absent de son domicile six jours sur sept, n’est pas en mesure d’assurer les soins quotidiens nécessaires. Enfin, des solutions alternatives telles qu’un placement en institution n’existent pas de manière certaine au Pérou, où la prise en charge par la famille prédomine.
Cette affaire met en lumière la nécessité pour les autorités de prendre en compte tous les éléments pertinents et de procéder à un examen individualisé approfondi avant de conclure à l’absence de vie familiale pour le seul motif que le requérant serait adulte. La jurisprudence de la CrEDH met en lumière que telle n’a pas toujours été la pratique des autorités suisses.
Notes
Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.